Compte rendu : Pékin à l’ombre du Mandat Céleste (2)
Compte rendu de l’ouvrage de Luca Gabbiani, Pékin à l’ombre du Mandat Céleste. Vie quotidienne et gouvernement urbain sous la dynastie Qing, 1644-1911, Paris, Éditions de l’EHESS, 2011, 288 p. par Alain Roux (Sommaire et introduction de l’ouvrage sur Calameo)
Ce livre comble un vide et contribue à une rectification. Le vide est celui que l’on constate quand on fait le point sur l’histoire urbaine de la Chine impériale tardive : Pékin y apparaît peu, à la différence de Shanghai, et aucun travail n’avait porté jusqu’alors sur le gouvernement municipal de cette agglomération de 800 000 habitants. En effet, Susan Naquin avait étudié un fait historique particulier, l’insurrection millénariste des « Huit Trigrammes » en 1813, ainsi que la vie religieuse de la capitale aux 2 500 temples, et David Strand nous avait présenté la vie politique et sociale de Pékin à l’époque républicaine1.
En comblant cette lacune, Luca Gabbiani opère une rectification en contestant une idée reçue, celle de l’absence de toute autonomie administrative de Pékin avant 1914, date de la mise en place du premier conseil municipal de la cité. Cette démarche s’inscrit dans le contexte de la révision en cours de l’histoire du xixe siècle chinois, réduite encore souvent à celle d’un inexorable déclin. L. Gabbiani, à l’aide de sources chinoises patiemment collectées et recoupées, établit, au contraire, qu’il existait à Pékin un « véritable gouvernement urbain dans l’empire chinois finissant » (p. 11). Certes, comme le titre de son ouvrage le souligne, « la présence massive et ostentatoire de l’État due au statut de capitale » projette une ombre sur la ville et constitue une particularité qui limite la généralisation des conclusions. La présence d’une garnison de 90 000 hommes, de 1 200 hauts fonctionnaires et de leur suite, et la résidence dans la ville de plus de 300 000 Mandchous des bannières entretenus par le budget impérial font que, vers 1850, plus de la moitié des habitants de la ville dépend pour vivre des subsides publics, en argent ou en grains à prix réduits. Néanmoins, L. Gabbiani établit de façon convaincante que, malgré les apparences, la ville de Pékin était gérée comme une municipalité disposant d’une certaine marge d’autonomie. Il voit notamment dans la décennie 1901-1911 dite « du nouveau gouvernement » (xinzheng) un laboratoire des réformes municipales qui se préciseront dans le pays tout entier durant les deux décennies suivantes, sous l’influence de l’Occident et, surtout, du Japon.
L’ouvrage comprend deux grandes parties. La première est un portrait du Pékin impérial. On y voit persister, derrière les hauts remparts aux vingt portes fortifiées qui impressionnèrent Pierre Loti en 1900, le binôme traumatisant ville « intérieure » (tartare) – ville « extérieure » (chinoise), malgré une certaine fluidité. On y trouve, grâce notamment à de nombreux témoignages de voyageurs, de saisissantes évocations de la rue, avec ses marchands ambulants, ses quartiers de huttes et de cabanes où logent les miséreux, les spectacles de plein air de Tianqiao, le marché du livre et de l’écriture de Liulizhang. Plus à l’ouest dans la « ville chinoise », au sud de la porte Xuanwu, s’étend une sorte de « quartier latin » à la chinoise avec les logements des fonctionnaires, les vastes bâtiments des associations régionalistes et des guildes qui hébergent les candidats lors des concours tenus tous les trois ans pour le titre envié de docteur (jinshi) ou les lettrés venus solliciter un emploi. Débarqués du terminal nord du Grand Canal à Tongzhou, des milliers de coolies charrient des marchandises pour les vingt marchés de la capitale, ce que font aussi les mariniers du modeste canal de Tonghui. Des caravanes de chameaux partent pour Zhangjiakou et la Mongolie ou en arrivent. Pékin est, en effet, le « lieu central » de l’une des neuf macro-régions économiques que compte alors la Chine, d’après le modèle développé par William Skinner.
Cependant, la description de la « vie quotidienne », annoncée par le sous-titre, nous laisse un peu sur la faim. L’utilisation des guides publiés alors, comme ces « grands traits de la capitale » (Dumen jilüe), réduit l’angle d’observation à celui d’un lettré intéressé presque exclusivement par la ville comme lieu de divertissement et de consommation. Conscient de la difficulté, L. Gabbiani a fait un usage judicieux de diverses compilations chinoises de la fin du xviiie siècle et des mémoires d’un mandarin, Zhang Jixing (1800-1876), « Choses vues et entendues dans la fonction publique au cours des règnes de Daoguang et de Xianfeng » (Dao Xian huanhai jianwen lu) : si on y trouve des détails concrets sur les tribulations d’un candidat au concours mal logé durant des semaines par la guilde de Yangzhou, d’où il est originaire, avec un marchand grossier, on reste dans le monde de l’élite sociale.
La seconde partie du livre traite du gouvernement de la cité impériale. Il est assuré, non sans quelques confusions et interférences, par la gendarmerie, les censorats des cinq arrondissements et la préfecture de Shuntian. Chacune de ces instances exerce une partie de son autorité sur la campagne environnante, bien au-delà des faubourgs. L. Gabbiani présente les trois activités principales de ces organismes : la sécurité, avec une force de 33 000 hommes, la voirie et l’hygiène, et, enfin, l’assistance publique. La dégradation des finances publiques apparaît clairement avec la crise de la seconde moitié du xixe siècle, alors que, jusque-là, Pékin avait bénéficié d’une certaine « générosité » de la part de la Cour (p. 150). Sur ce point, le récit de Zhang Jixing donne des détails particulièrement intéressants sur la situation économique durant l’automne 1860. L’agression militaire anglo-française et l’établissement d’un empire dissident en Chine du Sud par les Taiping avaient asséché le Trésor public, tandis que la route des métaux nécessaires à la frappe des sapèques était coupée par la rébellion. Pékin manipule alors le cours du cuivre et en vient même à émettre des pièces de fer. Les prix s’affolent. Le marasme frappe notamment les Mandchous qui ne disposent souvent d’aucune ressource en dehors de l’aide publique. Toutefois, L. Gabbiani montre comment la situation fut peu à peu rétablie par le rôle grandissant des associations caritatives de notables qui se substituent à l’État défaillant. La comparaison de l’aide aux sinistrés lors de la terrible inondation de l’été 1801 et celle de l’été 1890 est particulièrement éclairante sur ce point.
Une véritable collaboration entre les notables et les autorités se met en place, sans pour autant que l’on trouve à Pékin une situation analogue à celle décrite par William Rowe pour Hankou, qui croit observer dans cette ville l’émergence d’une véritable « société civile »2. L. Gabbiani décrit la mise en place d’une voirie avec un réseau moderne d’égouts, un corps de police d’inspiration japonaise, une ébauche de plan d’occupation des sols. Cela s’accélère après 1901, durant la décennie xinzheng. En 1906, Pékin était géré par deux conseils que l’on peut qualifier de municipaux, l’un pour la ville tartare, l’autre pour la ville chinoise. On fait ainsi la connaissance de hauts fonctionnaires comme Zhu Qiqian (1872-1964), admirateur du Japon et proche de Yuan Shikai (1859-1916), qui sera le premier « maire » de Pékin en 1914 : dans le domaine de la gestion municipale, la période républicaine prolonge l’époque impériale tardive et la révolution de 1911 ne constitue nullement une rupture.
Alain Roux
Compte rendu paru dans les Annales 2011 n°4, reproduit dans Les Carnets du Centre Chine avec l’autorisation des Annales que nous remercions.
Autre compte rendu sur cet ouvrage
- Pékin à l’ombre du Mandat Céleste : éditions de l’EHESS, 2011 par Jean-Yves Grenier, dans Libération, 1er décembre 2011.
- Susan Naquin, Millenarian rebellion in China: The Eight Trigrams uprising of 1813, New Haven, Yale University Press, 1976, et Peking: Temples and city life, 1400-1900, Berkeley, University of California Press, 2000 ; David Strand, Rickshaw Beijing: City people and politics in the 1920’s, Berkeley, University of California Press, 1989 [↩]
- William T. Rowe, Hankow: Commerce and society in a Chinese city, 1796-1889, Stanford, Stanford University Press, 1984 ; Hankow: Conflict and community in a Chinese city, 1796-1895, Stanford, Stanford University Press, 1989, et « The problem of ʽcivil societyʼ in late imperial China », Modern China, 19-2, 1993, p. 139-157. [↩]
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Jacqueline Nivard (13 décembre 2011). Compte rendu : Pékin à l’ombre du Mandat Céleste (2). Carnets du Centre Chine (CNRS/EHESS). Consulté le 17 novembre 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/me5z

