Politiques et modes d’appropriation de l’Internet en Chine

Aurélie Bayen, Instrumentalisation de l’information et de la communication par le Parti au pouvoir (1994-2013) .

Intégrer l’internet en tant que levier de compétitivité technologique et d’intégration à l’économie mondiale constituait un véritable défi pour l’équipe dirigeante chinoise en 1994. Le généraliser à tout le pays, contrairement aux autres pays du monde au régime analogue, a fait de la Chine une exception au vu des risques considérables pour le Parti au pouvoir. Ce défi posé, les dirigeants ont fait de cette menace un atout dans la politique de communication du Parti-Etat, lui permettant de renforcer son emprise totalitaire1 sur la société, sous couvert de modernisation et d’appel à la participation citoyenne.

La première partie de l’étude caractérise la volonté historique de domination du Parti, qui se traduit par la mise en place de moyens de contrôle techniques et humains colossaux, de plus en plus difficiles à surmonter pour les utilisateurs en Chine : cyberpolice, multiplicité des organismes de gestion, flou et arbitraire de la législation sans cesse changeante, décentralisation de la surveillance au secteur privé et aux citoyens, etc. La conjonction du Grand Pare-feu de Chine et du système de mutualisation des données de surveillance Bouclier d’Or2 ont permis d’édifier un système de contrôle inégalé dans le monde, digne du modèle orwellien de 1984. Cette surveillance panoptique3, intériorisée par les internautes, est présentée par le gouvernement comme une responsabilisation nécessaire des citoyens dans l’espace public, les incitant à respecter les limites du cadre légal tout en dénonçant les ennemis de la nation (sur le modèle prophylaxique de Claude Lefort4 : campagnes anti-corruption, de « purification du net»5, etc.).

entreprise-privee-surveillance(1)« Grâce à notre technologie, le travail de dix cyberpoliciers peut être fait par un seul » : Capture d’écran d’un des produits de surveillance vendu par la société XD aux autorités chinoises : http://www.xd-tech.com/index.html , (consulté le 13/05/2011)

Le deuxième volet de l’étude identifie les réactions et les modes d’appropriation des utilisateurs aux leviers coercitifs mis en place. L’étude transversale de la cybersociété montre d’abord que les internautes ne sont pas représentatifs de l’ensemble de la société chinoise, mais s’apparentent plutôt à une classe moyenne plurielle émergente, citadine et éduquée6. Bien que l’histoire de l’internet en Chine montre régulièrement que la parole publique est devenue un réel enjeu de pouvoir pour la société en ligne vis-à-vis de ses dirigeants, la stratification sociale en cours et le cloisonnement technologique des groupes sociaux les isolent au point de faire diverger leurs intérêts et d’empêcher une certaine coalition de se former – affaiblissant d’autant leurs revendications. Le mouvement NIMBY7 permet actuellement à la société civile en devenir d’apprendre à manier les rouages de la communication pour mener des actions collectives, notamment grâce aux mécanismes du concernement décrits par Boltanski8 et dans les limites imposées par la loi (ex. avec le projet PX à Xiamen)((Le 1er juin 2007, plus de 7000 citoyens de Xiamen sont parvenus, grâce à l’envoi de dizaines de milliers de SMS et de commentaires postés sur les forums, à faire annuler le projet d’implantation d’une usine chimique dans leur ville, sous couvert d’alerte sanitaire.)) ; de l’autre côté de l’écran, le Parti-Etat arrive à passer un pacte de stabilité avec l’opinion publique en offrant un discours de séduction pluriel, personnalisé aux différentes élites appelées à construire le futur hégémonique de la Chine. Les difficultés rencontrées par les acteurs de la contestation tiennent donc non seulement à l’intense répression, mais aussi à un certain conservatisme de l’opinion, prête à se mobiliser pour moderniser le pays et sa gouvernance, mais sans mettre en péril sa stabilité politique.9

La problématique finale s’articule autour des conséquences du détournement de la communication décrit par Wolton10. En étudiant à travers plusieurs études de cas l’appropriation de l’espace public par les différents acteurs, sociaux et étatiques, il apparaît que le PCC ait mis en place une politique d’occupation du cyberespace. Elle est mise en œuvre selon le mode du webring11, qui offre une apparente pluralité de contenus grâce à un référencement faussé du moteur de recherches Baidu, de faux internautes payés par le Parti (Wumao), mais aussi par la création de sites web fictifs (sites créés par l’Etat, mais présentés comme non-institutionnels par exemple). A la lueur des réflexions de Wang Hui12 ou d’Alex Chan13 sur la politique de communication du Parti, plusieurs études de cas telle que la retransmission sur Weibo du procès de Bo Xilai, montrent que le contrôle de la narration est devenu un outil de renforcement complémentaire à la censure traditionnelle, puisqu’il permet de dépolitiser tout contenu sensible en détournant l’attention du public sur le mode de l’ideotainment14.

proces-boxilaiCapture d’écran du compte Weibo de la Cour intermédiaire de Jinan (Shandong) créé à l’occasion du procès de Bo Xilai : e.weibo.com/jinanzhongyuan (consulté le 02 septembre 2014)

Contrairement au déterminisme technologique encore en vogue suite aux Révolutions arabes de 2011, les conclusions de cette thèse démontrent que c’est par la mue pragmatique de l’Etat-Parti, légitimé par une politique de communication réactive et une anticipation des évolutions sociales grâce au secteur IT, intimement lié à la Nomenklatura15, que les élites dirigeantes sont restées jusqu’à présent au pouvoir. Ces mutations sont, à ce titre, révélatrices de l’adaptation dont il a su faire preuve pour évoluer dans la modernité, sans perdre son pouvoir sur le système politique et social.

  1. Au sens de Claude Lefort, L’invention démocratique, Paris, Fayard []
  2. Greg Walton, China’s Golden Shield: Corporation and the Development of Surveillance Technology in the People’s Republic of China, Rights & Democraty, 2001 []
  3. Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975 []
  4. Claude Lefort, op.cit.p.105 : « La campagne contre les ennemis du peuple se voit placée sous le signe de la prophylaxie sociale : l’intégrité du corps dépendant de l’élimination de ses parasites » []
  5. wangluo jinghua []
  6. Constituée principalement de jeunes, d’étudiants, membres de l’élite, journalistes, salariés et chefs d’entreprise []
  7. Acronyme de Not In My Backyard, littéralement « pas dans ma cour » []
  8. Luc Boltanski, La souffrance à distance : morale humanitaire, médias et politique, Paris, Métailié, 1993 []
  9. Aurore Merle, Michael Sztanke, Etudiants chinois, qui sont les élites de demain ?, Autrement, Paris, 2006, p.73 : «Nous étudiants, devons à la fois profiter de l’élan économique et réfléchir à des solutions pour éviter l’explosion» []
  10. Dominique Wolton, Penser la communication, Champs, Flammarion, 1997 []
  11. Ensemble de sites qui se renvoient les uns aux autres par des liens hypertextes de façon circulaire. []
  12. Wang Hui, «‘Politique de dépolitisation’ et ‘caractère public’ des médias de masse », In : Revue Extrême-Orient Extrême-Occident, 31, 2009, pp. 155-177. []
  13. Alex Chan, « Guiding Public Opinion through Social Agenda-Setting : China’s media policy since the 1990’s », In : Journal of Contemporary China, n°16 (53), nov 2007, pp.547-559. []
  14. Johan Lagerkvist, «Internet ideotainment in the RPC: National responses to cultural globalization», In : Journal of Contemporary China, vol.17 n°54, février 2008 []
  15. A titre d’exemples, le gendre de Hu Jintao, Mao Daolin est le PDG de Xinlang, dont le portail Sina est le plus grand portail d’informations et de divertissement de l’internet chinois. La fortune de l’ex-Premier ministre Wen Jiabao, estimée à 2,7 milliards de dollars en 2012, est attribuée en partie à son actionnariat dans le secteur des NTIC; domaine également investi par son fils Wen Yunsong, vice-président de SATCOM et président de la société internet Unihub Global Networks : « Les Fils de… », Chineplus, n°9, décembre 2008-février 2009, p.44. []

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Jacqueline Nivard, Centre d'études sur la Chine moderne et contemporaine

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